Apprendre, c'est abdiquer?
Décidément, la communauté médiatique semble s'être donné le mot cette semaine pour essayer de me faire avaler mon café de travers. À moins que ce ne soit pour me le faire renverser sur mes vêtements propres, auquel cas je tiens quand même à souligner la futilité de l'exercice: je suis parfaitement capable d'y veiller moi-même, comme en témoigne la séduisante tache toute neuve que j'arbore ce matin sur mon pyjama.
Déjà que nous sommes lundi, journée difficile par définition pour une Docteur Maman. Les enfants voudraient prolonger la fin de semaine, Ki-Wii se lève systématiquement du pied droit (il est gaucher) et je dois faire appel à toute la bonne humeur que je garde en réserve pour ces situations particulières si je veux que nous ayons collectivement des chances d'éviter une dépression généralisée. Je n'ai donc nullement besoin d'entendre des inepties à la radio pour commencer ma journée de travers. Et pourquoi j'écoute la radio, aussi?
Aujourd'hui, c'est l'avocat, écrivain et politicologue Christian Dufour qui a réussi à me faire dresser les cheveux sur la tête (il faut dire qu'une nuit d'un sommeil agité avait déjà été mise à contribution de ce côté-là). Son dernier ouvrage, "Les Québécois et l'anglais: la tentation de l'abdication", a été inspiré, du moins en partie, par la déclaration désormais célèbre de Pauline Marois (cheffe du Parti Québécois) à l'effet que tous les Québécois devraient être bilingues. Quelle ineptie, n'est-ce pas? Être bilingue, voyons donc! Et pourquoi pas apprendre à conduire, s'initier à l'informatique ou prendre des cours de secourisme, pendant qu'on y est? N'est-ce pas que vous aviez été profondément indignés par cette proposition de Mme Marois?
Eh bien, Christian Dufour aussi. Car enfin, où ira-t-on si tous les Québécois sont bilingues? Les cotes d'écoute des radios et télévisions francophones vont baisser; on ne pourra plus financer la production de séries québécoises en français puisque nous serons capables de regarder les séries américaine dans leur version originale; et puis si tout le monde sait parler anglais, quelle motivation auront les immigrants à apprendre le français?
Vous croyez que j'exagère? Eh bien ce sont pourtant, presque mot pour mot, les paroles de M. Dufour, telles qu'entendues à C'est bien meilleur le matin tout à l'heure. Est-ce que c'est moi, ou on nage en plein délire? Je ne suis pas bilingue, mais trilingue et demi. Pourtant j'écoute la radio en français plusieurs heures par jour, je lis le Journal de Montréal tous les matins, je regarde le hockey en français (ben quoi, ça aussi c'est de la télé!)... et je ne me gêne pas pour répondre en français aux anglophones qui me servent en anglais au centre-ville ou dans le West Island. J'ai voyagé, j'ai découvert un monde plein de délicieuses différences, et grâce à ma connaissance de l'anglais je peux communiquer avec les parents de Neha la petite amie de ma fille Lili Tiger, qui sont d'origine indienne. Ils ne réussiront peut-être jamais à parler le français adéquatement, mais leur fille le maîtrise déjà parfaitement parce que l'école se fait en français (les parents doivent avoir fréquenté l'école anglaise au Canada pendant un certain temps pour avoir le droit d'y envoyer leurs enfants). Ses enfants iront à l'école française eux aussi, et ainsi de suite...
J'ai une vague impression de déjà-dit, mais je crois qu'une nation qui doit empêcher ses membres de s'ouvrir sur le monde pour assurer sa survie ne mérite pas d'exister puisqu'elle est condamnée à disparaître à court ou moyen terme. Être bilingue, ou trilingue, ou pourquoi pas polyglotte, c'est se donner la possibilité de voyager, de faire des rencontres, de découvrir d'autres cultures. Ça ne veut en aucun cas dire qu'on doive renoncer à la sienne. Ce ne sont pas les Québécois qui devraient être bilingues, ce sont tous les habitants de la terre. Dont nous faisons partie comme tout le monde.
Je n'ai pas lu le livre de M. Dufour, mais je vous encourage à ne pas l'acheter. Ou du moins, attendez qu'il soit traduit. Comme ça vous pourrez au moins vous en servir pour pratiquer votre anglais...